Malgré quelques recoupements ponctuels, les marchés du carbone, d’une part le réglementaire et de l’autre le volontaire, ont historiquement fonctionné de manière plutôt distincte. Avec l'opérationnalisation de l'article 6 de l'Accord de Paris, l'autorisation d'utiliser des crédits carbone issus de standards du marché volontaire pour répondre à des obligations réglementaires ou encore les tentatives de réguler ces instruments qui ne l'étaient pas jusqu'à présent, les frontières traditionnelles tendent à s'estomper.
À l’occasion d’une conférence donnée à l’édition PRODURABLE 2025, Jessica Denoyelle (ClimateSeed - Head of Climate Contribution), Duncan Van Bergen (Calyx Global - Co-founder) et Clément Chenost (The Shared Wood Company - Co-founder & Managing Partner) ont décrypté cette tendance de fond : les défis d’intégrité, les opportunités d’investissement et les stratégies à adopter par les acteurs du marché.
L'idée d'une synergie entre les marchés du carbone volontaire et réglementaire n'est pas nouvelle, mais elle gagne en intensité. Selon la Banque Mondiale, de plus en plus de ponts se créent entre les cadres volontaires et réglementaires, même si, en 2024, 76 % des retraits de crédits carbone se faisaient sur une base volontaire. En effet, entre 2023 et 2024, la part des retraits de crédits carbone effectués sur une base réglementaire a fortement augmenté, passant de 9 % à 24 %.
Historiquement, les marchés pour les crédits carbone étaient distincts, avec des sources d'offre spécifiques qui étaient mises en correspondance avec des sources de demande distinctes. Les mécanismes de crédits indépendants approvisionnaient en grande partie les acheteurs volontaires, tandis que les mécanismes de crédits gouvernementaux et internationaux étaient principalement utilisés par les pays pour répondre à leurs engagements internationaux. Comme le montre le graphique ci-dessus, les sources de demande et d’offre sur les marchés du carbone sont aujourd'hui à la fois d’origines gouvernementales et indépendantes. Ce rapprochement est stimulé par diverses dynamiques :
C’est sur le terrain que ces synergies grandissantes se concrétisent. Pour les développeurs de projets, la réglementation est devenue un élément déterminant de la hausse de la demande. Clément de The Shared Wood Company, un développeur de projet spécialisé dans les solutions fondées sur la nature, illustre notamment cette tendance à travers trois exemples concrets:
Côté acheteurs, l'incertitude réglementaire et la pression de l'opinion publique ont soulevé des questions cruciales. Duncan de Calyx Global, une entreprise spécialisée dans les évaluations et notations de crédits carbone volontaires, avec pour objectif d’améliorer la qualité, la transparence et l’intégrité des crédits sur le marché, constate une forte augmentation de questions de la part des clients sur la convergence.
D’une part, l’éligibilité et les risques politiques liés à l’achat de crédits carbone inquiètent. Dans un contexte où chaque pays organise son marché différemment, les acheteurs cherchent à comprendre quels crédits sont utilisables (typologies, standard, etc.) dans quel type de marché (réglementé et/ou volontaire).
D’une autre part, les controverses passées sur la qualité des crédits volontaires font craindre une intégration de ces faiblesses dans les systèmes réglementés. Ces craintes sont notamment illustrées par une demande croissante d’intégration des attributs des crédits liés au marché réglementaire, tel que l’éligibilité CORSIA, à la plateforme Calyx.
Pour éviter les écueils du passé, l'intégrité climatique est primordiale. Elle doit être garantie à trois niveaux selon Duncan :
En outre, pour faire face à ces préoccupations, de nouveaux cadres apparaissent tels que le Carbon Removal and Carbon Farming (CRCF) défini par la Commission Européenne en décembre 2024. Ce dernier a pour objectif d'établir des règles européennes claires et fiables pour la quantification, le suivi et la vérification des absorptions de carbone, de l’agriculture bas-carbone et du stockage carbone dans les produits. Non seulement ce cadre établit un standard rigoureux à l’échelle de l’Union européenne pour rassurer les acheteurs et garantir l’intégrité du marché du carbone, mais il permet aussi de créer de nouvelles opportunités de revenus pour les acteurs engagés dans la séquestration du carbone et l’agriculture bas-carbone, ainsi que de développer les technologies de séquestration et augmenter la capacité de captage des puits de carbone.
De surcroît, à l’image du “UK Woodland Carbon Code”, la Commission européenne étudie la possibilité d'intégrer les crédits CRCF au marché réglementaire de l'EU ETS. Bien que le CRCF soit un cadre volontaire, ses certificats, en particulier ceux concernant les absorptions permanentes, pourraient être acceptés pour la conformité réglementaire.
Malgré un marché du carbone volontaire atone depuis trois ans, de grosses transactions se font à des prix sans précédent. Ce paradoxe souligne deux points essentiels :
Du côté de la demande, de plus en plus de clients souhaitent aujourd’hui maximiser leurs options, en ayant la possibilité d’utiliser les crédits carbone achetés aussi bien dans un cadre volontaire que réglementaire.
Du côté de l’offre, l’enjeu consiste à développer des projets capables de générer des crédits répondant aux exigences de ces deux types de marchés.
La question d'une fusion complète des marchés à moyen-long terme reste ouverte. Toutefois, les enjeux liés à l’intégrité des crédits sur ces deux segments doivent impérativement être résolus. En effet, la suppression de la frontière entre marchés volontaire et réglementé, sans garanties suffisantes, ferait peser un risque majeur d’intégration de crédits “fantômes” dans le système régulé avec des conséquences majeures compromettant la crédibilité du marché dans sa globalité.
Ces préoccupations ont été récemment soulignées lors du Conseil “Environnement” du 18 septembre 2025 durant lequel la Commission européenne a envisagé la possibilité d’utiliser des crédits carbone internationaux à partir de 2036 et correspondant à 3% des émissions nettes de l’UE en 1990, pour atteindre ses objectifs climatiques pour 2040, rappelant l'existence de ces risques prépondérants.
Cependant, l'obligation croissante de rendre publiques les informations sur les crédits achetés incite les acheteurs à s'orienter vers la qualité, et à investir des montants plus importants pour limiter les divers risques d’intégrité.
En conclusion, les intervenants ont insisté sur l'importance de l'action continue et de l'intégrité :
Sources :
- Commission européenne. (n. d.). Carbon Removals and Carbon Farming.